En
ce cinquième dimanche de Carême, nous méditons l’évangile de la
femme adultère. Un récit qui expose les affres de la "mauvaise conduite"
d’une femme, mais nous révèle que c’est le cœur de tout homme qui
est « malade et compliqué » (Jr 17,9) et que tous les hommes
ont besoin d’être sauvés. Et pour nous : au bord de quels précipices
nous trouvons-nous ? Quelles pierres, nos mains devraient-elles
lâcher ?
Jn 8, 1-11
« Jésus se redressa et demanda à la femme : "Femme,
où sont-ils donc ? Alors personne ne t’a condamnée ?" Elle répondit
: "Personne, Seigneur." Et Jésus lui dit : "Moi non plus, je ne
te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus." »
C’est en commentant, pour Pierre Encrevé,
son aventure de graveur, que Pierre Soulages raconte l’événement
fortuit qui guidera sa recherche picturale (1)
: « En faisant ce travail [eau-forte et
taille-douce], je me suis aperçu que l’acide aussi
inventait. Il y avait ce trait qui venait de ce que j’avais
voulu, et puis, il y avait ce que l’acide faisait, et que
je n’avais pas forcément voulu. Et je me suis aperçu
que l’on obtenait des formes ayant une qualité spécifique
au procédé que j’employais et je suis allé
dans ce sens-là, en laissant à l’acide inventer
sur des propositions que je lui faisais. Je commençais à
racler le vernis et je laissais agir l’acide profondément
par endroits jusqu’au jour où il s’est produit
un événement intéressant. […] Je creusais
de plus en plus, parce que je voulais qu’en certains endroits
ce soit très, très noir. J’allais du noir léger
au noir moyen et au noir encore plus noir, mais ce jour-là,
la planche s’est trouée. Cela a beaucoup fait rire
Lacourière qui me répétait toujours : «
Vas-y, tape dedans, tant qu’il y a du cuivre, il y a de l’espoir.
» […] Une fois que l’on a troué le cuivre,
alors-là, c’est fichu. Il riait beaucoup et moi, un
peu par dépit, un peu par curiosité, j’ai imprimé
avec le trou que j’avais fait et je me suis aperçu
alors d’une chose formidable que je n’avais pas prévue.
Lorsqu’on presse le papier sur une planche de cuivre, sous
la presse, qui est une sorte de laminoir, le papier est écrasé,
la chair du papier n’est plus la même, il est devenu
lisse, laminé par le cuivre. Mais là où le
cuivre est troué, le papier est épargné, il
garde sa vie de papier, et j’ai trouvé cela magnifique.
Le trou que j’avais fait laissait apparaître du papier
blanc, mais ce n’était plus le même blanc : à
cause du gaufrage, il avait un relief et une vie, et à cause
des contrastes avec les couleurs environnantes, il paraissait encore
plus blanc. Je me suis aperçu alors que je pouvais tirer
de cela une intensité particulière. »
Dans
la gravure présentée, d’une grande sobriété,
on reconnaît un tracé noir, sans contour géométrique,
car l’acide a aussi effacé le rectangle de la plaque
de cuivre qui faisait comme un « pléonasme avec
le rectangle du papier »(2). A l’intérieur
de cette forme vivante, un trou, une percée, une trouée
de lumière, une échappatoire qui laissent respirer
la blancheur du papier, comme « une matière magnifique
». « Dans les parties où il y avait des trous,
le papier se mettait à vivre sa vie de papier chargé
de contraste, car il y a une espèce de vie des rapports de
l’encre et du papier » Il est intéressant
de noter que Pierre Soulages de dissocie jamais, dans son travail,
la forme, du fond, et de la matière. L’encre et le
papier vivent ensemble : extérieur et intérieur, contenant
et contenu sont intrinsèquement liés. L’encre
et le papier sont deux acteurs principaux qui jouent ensemble, pas
de figurant, de décor ou de faire-valoir, car c’est
tout un.
Les explorations de Pierre Soulages rencontrent
la radicale nouveauté de l’évangile. Et comme
pour un portrait chinois, on pourrait dire :
- Quand Jésus disait : « Vous avez
appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas
d’adultère. Et moi je vous dis : quiconque regarde
une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur,
commis l’adultère avec elle. » (Mt 5,27-28),
ce serait comme le travail conjoint de l’encre et du papier.
Jésus unifie l’extérieur et l’intérieur,
ce qui se voit de ce qui ne se voit pas. Il regarde avec la même douceur toutes les personnes car il regarde le cœur. Il ne s’arrête pas à l’apparence de l’acte mauvais (de la femme) et démasque les cœurs doubles (ceux des Pharisiens).
- La dialectique de la loi et de la nouveauté
de l’amour, ce serait comme le savoir-faire de l’artisan
défié par le travail de l’acide et l’audace
de l’artiste.
- La condamnation des hommes, ce serait comme la
plaque de cuivre qui enferme dans son rectangle, qui lamine tout
et empêche le papier de respirer.
- Jésus baissé et qui dessine sur
le sol, ce serait comme la longue recherche de l’artiste qui
réfléchit et laisse inventer l’acide. Il ne
se situe pas en créateur tout puissant mais en humble collaborateur
de la matière, comme notre Dieu potier (Cf. Jr 18).
- La mauvaise vie de la femme, ce serait comme
la plaque percée, "bonne à jeter" ! Et pourtant,
c’est de cet accident-là que les hommes un à
un se reconnaîtront pécheurs. C’est par cette
minuscule percée, ouverte par la parole de Jésus,
qu’ils trouvent une sortie à leur peur et à
leur haine ; car la pierre qu’ils voulaient jeter c’était
contre eux-mêmes, dans la spirale infernale du mal qui réclame
responsables et victimes.
Jésus invente la solidarité dans
le mal : plus de bouc émissaire, et ainsi il tord le cou
à la culpabilité. Avec Thérèse de Lisieux,
nous retrouvons ce même mouvement de fraternité dans
le mal : « Mais Seigneur, votre enfant l’a comprise
votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères,
elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain
de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume
où mangent les pauvres pécheurs. » (Ms
C,6).
- La femme que personne n’a condamnée,
ce serait comme la respiration du papier blanc libéré.
En ce cinquième dimanche de Carême,
laissons le silence de Jésus ensemencer nos cœurs de
la radicale nouveauté de l’amour qui veut qu’aucun
de nous ne soit tué, qu’aucun de nous ne soit perdu.
Sr Nathalie
Pierre Soulages, Eau-forte XXXII,
1974, 56,5x76 cm-36x60cm, 1 cuivre, 100 épreuves numérotées
et signées sur vélin d’Arches, Lacourière-Frélaut,
Paris, imprimeur, La Nouvelle Gravure, Paris, éditeur. BNF,
Estampes et Photographies.
(1) Soulages, L’œuvre
imprimée, Sous la direction de Pierre Encrevé
et Marie-Cécile Miessner, BNF, 2003, p. 13-14.
(2) Ibid, p. 54.
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