Aujourd’hui,
nous redécouvrons le récit du fils perdu et retrouvé.
Évangile qui nous fait toucher la miséricorde du Père
: l’Amour absolu et l’Alliance indéfectible,
sans condition aucune ! Comment transposer dans notre quotidien,
l’accueil, les bras ouverts, les baisers, la robe de fête,
l’anneau au doigt, les sandales aux pieds, le veau gras et
le festin ? Comment pouvons-nous passer ou ouvrir la porte du pardon
?
Luc 15,1-3.11-32
« Quand le fils le plus jeune eut tout dépensé,
une grande famine survint, et il commença à se trouver
dans la misère. »
« "Mangeons et festoyons. Car mon fils que voilà
était mort, et il est revenu à la vie, il était
perdu, et il est retrouvé." Et ils commencèrent
à faire la fête. »
En 1979, Pierre Soulages vit une expérience
picturale extraordinaire, inédite et très proche d’une
expérience spirituelle, du moins dans la façon de
la raconter et de la relire. Il découvre une nouvelle façon
de peindre. C’était il y a trente ans : l’au-delà
du noir ou ce qu’il appellera « l’Outrenoir ».
Écoutons-le (1): « Un jour, je peignais,
le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes,
sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême, j’ai
vu en quelque sorte la négation du noir. Il y avait des heures
que je travaillais sur ce tableau que je croyais mauvais […]
j’étais en train de rater une toile et je me désolais
[…] Finalement, si je travaillais des heures, c’est
que j’étais habité par quelque chose qui était
beaucoup plus fort que ce que consciemment j’avais envie de
faire […] épuisé je m’endormis de sommeil
[…] Quand je suis revenu voir ce que j’avais fait, je
me suis aperçu que je ne travaillais plus avec du noir, mais
avec la lumière reflétée par le noir. Les différences
de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement
la lumière et du sombre émanait une clarté,
une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier
animait mon désir de peindre […] mon instrument n’était
plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir.
D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane
de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé
dans cette voie, j’y trouve toujours des ouvertures nouvelles.
»
Ce basculement digne des grandes conversions, fait
découvrir au peintre que son instrument n’est plus
le noir mais la lumière qui sourd du noir. Que paradoxalement
son expérience de la négation du noir se révèle
par elle-même, lumière. L’effet optique rendu
n’est plus le noir, mais une qualité (subtile, vivante,
mouvante et changeante) de gris colorés qui sont la lumière
elle-même ; ainsi la lumière extérieure –
piégée dans les stries de la peinture noire et l’habitant
– est renvoyée au spectateur.
Dans la toile, polyptique de 1994, le format presque
carré est composé de quatre larges bandes qui assurent
la stabilité et l’assise de la toile. Sa surface est
composée d’obliques qui assurent quant à elles
la dynamique, le rythme, le mouvement. Deux qualités de surface
sont représentées. Dans les deux tiers de la toile,
le noir est traité en large aplat lisse où la lumière
n’a pas de prise, si ce n’est dans un rythme lent de
traits gris clair. Dans le dernier tiers, les obliques se resserrent
en stries fines et très rapprochées piégeant
et renvoyant la lumière sous formes de fines hachures dégradées
du blanc au gris, comme une pluie torrentielle.
Comment se répondent le récit
évangélique et la narration picturale ?
Il y a un avant et un après : le fils passe de la misère
à la joie et le tableau du noir à la lumière.
Le fils et le peintre portent une exploration de plus en plus profonde
(pour l’un) de l’exclusion, et (pour l’autre)
de ce que le noir porte en lui.
Ils ont consenti à l’éloignement,
à l’aventure, à la séparation, à
la rupture. Aller attentifs à ce qu’ils ne savent pas,
ne connaissent pas, à ce je-ne-sais-quoi qui s’obtient
d’aventure. Pierre Soulages fait référence au
poète Jean de la Croix, pour parler de son chemin : «
Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrais, sauf …
», et c’est là un coup de tonnerre, ce "sauf"
! « Sauf pour un je-ne-sais-quoi, qui s’atteint d’aventure.
» Eh bien, c’est ce qui m’est arrivé en
1979… » (2)
Il y a aussi pour l’un et l’autre un dessaisissement,
une impuissance face à l’échec.
Dans leur expérience d’échecs, de descente
aux enfers, de négation et de non-vie, l’un et l’autre
sont submergés, noyés, soit par le noir, soit par
la faim, la misère et la boue des cochons. Mais, c’est
au creux de cette expérience que l’un et l’autre
s’effacent pour laisser advenir ce qui survient. Á
l’un et l’autre est donné de vivre l’expérience
de la grâce, de la vie qui se donne intensément : l’accueil
sans remontrance du père et la lumière mystérieusement
jaillie du noir. Le surgissement de la lumière et l’accueil
paternel nous parlent de don et de révélation.
Enfin, le dernier point commun est l’altérité.
Cette certitude absolue que quelque chose va se passer ou quelqu’un
va me répondre. La lumière s’impose au peintre
comme un événement plus fort que lui, la joie de la
fête jusque dans la fraternité à construire,
réintègre le fils dans son lien social et familial.
« Le Dieu qui a dit que la lumière
brille au milieu des ténèbres, c’est lui-même
qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la
connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ »
(2 Co 4,6). La porte du pardon est ouverte à tous ceux
qui osent un chemin de retour au Père car jamais rien n’est
perdu pour Dieu.
En ce quatrième dimanche de Carême, laissons le Dieu
de miséricorde venir à notre rencontre.
Sr Nathalie
Pierre Soulages, Polyptique 293 x
324cm, 26 octobre 1994, (quatre éléments de 72,5
x 324 cm, superposés),
Huile sur toile, Klosterneuburg, Vienne
(1) Soulages, L’œuvre
imprimée, sous la direction de Pierre Encrevé
et Marie-Cécile Miessner, BNF, 2003, p. 20. Notice du Musée
Fabre, Montpellier.
(2) ARTS Sacrés n°1, p.68, La lumière
comme matière, Les Outrenoirs de Pierre Soulages,
Fr. Philippe Markiewiccz, osb, sept-oct 2009.
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